Vienne au crépuscule est ce que l’on peut appeler un roman de formation, écrit par Arthur Schnitzler à partir de 1902 et publié en 1908, non sans faire scandale. Le titre original de l’œuvre, Der weg ins freie, peut littéralement se traduire par « le chemin de la liberté », expression qui paraît plus adaptée à l’intrigue même du roman que le titre choisi en français. Le roman a été publié plusieurs fois en France chez Stock, notamment dans la collection « Bibliothèque cosmopolite » en l’an 2000, et traduit de l’allemand par Robert Dumont pour l’édition qui fera référence ici. Arthur Schnitzler est un dramaturge et romancier autrichien à qui l’on doit nombre de pièces, de romans et de nouvelles qui firent sensation et sont toujours traduits dans le monde entier aujourd’hui. Citons par exemple Traumnovelle, court récit paru en français sous les titres La nouvelle rêvée ou encore Double rêve, récit dont on peut remarquer qu’il fait écho à une scène bien précise du roman qui nous occupe, nous y reviendrons, le thème du rêve étant pour Schnitzler, médecin contemporain de Sigmund Freud que l’inventeur de la psychanalyse qualifiera lui-même de son double, une quasi constante dans ses écrits de toutes sortes.

Nous l’avons dit, ce roman est souvent considéré à raison comme un roman de formation. En effet, l’intrigue voit évoluer un grand nombre de personnages, dont trois que l’on peut considérer comme principaux, les autres gravitant autour, formant un cercle bourgeois qui sert de motif à l’auteur pour sa peinture de la société viennoise de la fin du XIXe siècle, voire du début du XXe, la temporalité du roman n’étant pas clairement définie. Le lecteur est plongé par Schnitzler dans un monologue intérieur entrecoupé de scènes de vies, celui du baron Von Wergenthin, que l’on voit évoluer, grandir et mûrir tout au long de l’année que raconte le roman. En effet, c’est à travers ses yeux que le lecteur découvre la société dont il est issu. L’intrigue se découpe en neuf chapitres qui racontent les heurs et malheurs du baron et de ses amis, en particulier leurs vies sentimentales, premier thème central du roman. Ainsi sont découverts les deux autres personnages principaux de l’œuvre : d’abord l’ami du baron, l’écrivain Henri Bermann, esprit torturé qui, lorsqu’il partage des moments avec le baron ne parle presque que de lui ; et celle qui sera finalement l’élue de G von W, Anna Rosner. En effet, si le baron est un Dom Juan invétéré qui cultive les aventures et multiplie les sentiments tout au long du roman, il aimera Anna tout au long de l’intrigue et vivra grâce à elle l’épreuve qui le fera mûrir et sortir de sa jeunesse. Si Anna constitue la principale figure féminine du roman, le harem du baron est complété par nombre d’autres femmes qu’il a courtisées ou avec lesquelles il vit des aventures au cours même de son histoire avec Anna. Ainsi donc, le thème de l’amour et de la tentation, représenté à la fois par Sissy, Thérèse et Else, est une des premières clés de cette initiation que constitue le roman. Première clé dont la définition est donnée au lecteur, non sans poésie, par l’écrivain Bermann, au cours d’une discussion avec Else : « […] Les êtres que nous aimons, nous les connaissons mieux que les autres, seulement cette connaissance est à base de honte et d’irritation, mêlées à la crainte que d’autres les connaissent aussi bien que nous. Aimer, c’est avoir peur que se révèlent à d’autres les défauts que nous avons découverts chez l’être aimé. Aimer c’est pouvoir lire dans l’avenir et maudire ce don… Aimer, c’est connaître quelqu’un au point de se détruire. » [1]

Cependant, il ne faut pas omettre de signaler que la société viennoise et sa mentalité sont également un des ingrédients qui font de ce roman une fresque de la Vienne de fin de siècle, période que l’on connaît sous le nom de « modernité viennoise ». Le lecteur la découvre à travers les relations qui se tissent entre les personnages, notamment dans le salon de Madame Erhenber, mère de Else, chez qui tous les membres de cette société bourgeoise viennoise ont coutume de se retrouver régulièrement. Au sein même de ces discussions politiques, c’est l’antisémitisme grandissant qui fait régulièrement polémique, les personnages s’interrogeant sur la nécessité ou non de reconnaître son judaïsme, voire de le cacher ou de le revendiquer. En ce début d’une nouvelle ère, quelque temps avant la Première Guerre mondiale, Schnitzler montre déjà, avec toute la subtilité qui transperce ses écrits, que la société européenne et viennoise en particulier, fabrique les préjugés et sème le terreau d’idées qui feront basculer l’histoire au milieu du XXe siècle.

Les arts en général et la musique en particulier sont également un thème récurrent dans ce roman, puisque le personnage principal, le baron, est compositeur, tandis que son ami Bermann est écrivain, et que beaucoup des jeunes filles de la société dépeinte par l’auteur pratiquent elles-mêmes la musique, en particulier Anna qui chante les lieds écrits par Von Wergenthin, ce qui sera le déclencheur de leur passion amoureuse. Le thème de la musique est développé à travers plusieurs occurrences qui sont les compositions du baron – notamment son « quintette mythique » comme le qualifie Else au cours d’une de leurs conversations et qu’il achève à la fin du roman –, le chant d’Anna qui dans sa jeunesse nourrissait le rêve de devenir cantatrice mais n’y est pas parvenu, le livret d’opéra que peine à écrire Bermann, et le poste de répétiteur de chant qu’obtient le héros, ce qui, entre autres, sonnera le glas de son histoire avec Anna.

Littérairement, la construction du roman mêle monologues intérieurs du baron, scènes décrites à travers son regard, et discussion entre les personnages. C’est toujours à travers le héros que l’auteur donne à voir au lecteur à la fois le paysage décrit de façon magistrale, ce qui confère au roman son atmosphère si particulière, et le temps qui passe, synonyme d’interrogations sur la vie et sur le sens de ses propres actes, du temps qui passe, et de la mort aussi, présente grâce à beaucoup de personnages qui, même morts, traversent les pensées et les rêves de Werghentin : « De nouveau, une image surgissait dans sa tête. Il était étendu dans une prairie en pente, tard le soir, à la fin d’une journée de juin torride. […] Soudain, un crépitement, des fusées montent dans le ciel. […] L’obscurité règne de nouveau. Il reste là, étendu, solitaire, lève les yeux vers la voûte sombre du ciel qui semble s’abîmer lourdement sur lui. C’était la nuit précédant le jour où son père devait mourir. Et il y pensait aujourd’hui pour la première fois ». [2]

Souvent, le lecteur est ainsi projeté dans les pensées du baron, dont on s’aperçoit que lui-même est conscient de parcourir un chemin. La métaphore même de ce chemin est bien présente dans le livre même puisqu’« À son réveil, selon son habitude depuis des jours, il chercha des yeux par la fenêtre une ligne blanche entre bois et prairie, le chemin de la Lande d’été. Mais il ne vit qu’un ciel vide, bleuâtre, dans lequel s’enfonçait la flèche d’une tour, immédiatement, il comprit qu’il était de retour dans sa demeure et tout ce qu’il avait vécu la veille lui revint en mémoire ». [3] Le chemin de la Lande d’été est donc bien un repère pour cet homme qui entre doucement dans l’âge mûr, au cours des kilomètres qu’il parcourt dans ses voyages, dans sa vie et dans ses pensées. Schnitzler nous offre ici les rêves de son personnage, au sens propre comme au sens figuré, raison pour laquelle nous avons parlé d’un écho avec la nouvelle Double rêve du même auteur, puisque dans cet écrit aussi nous sont donnés les rêves des personnages.

L’écriture même de Schnitzler est très poétique et fait voyager le lecteur à travers les nombreuses descriptions des paysages, qui font partager à la fois l’initiation du personnage et le voyage au sens propre, puisque le héros visite l’Italie et effectue de nombreuses promenades, dans les rues et dans les campagnes viennoises : « Ils franchirent la porte et se retrouvèrent dans la rue. Georges se retourna, mais le mur du cimetière bouchait la vue. Il dut faire quelques pas pour redécouvrir le coup d’œil sur la vallée. Mais il ne put que deviner l’emplacement de la petite maison au pignon gris, d’ici, elle n’était plus visible. Sur les collines teintées de rouille et d’or qui fermaient l’horizon, le ciel versait une pâle lueur d’automne. Dans le secret de son cœur, Georges prononça un tendre adieu à tant de jours de bonheur et de souffrance dont la rumeur lui semblait se perdre dans cette vallée qu’il quittait maintenant pour longtemps, et, d’un même mouvement, il adressa son salut aux lendemains mystérieux qui par le vaste monde accueilleraient de leurs fanfares sa jeunesse ». [4]

Pour conclure, disons que cette œuvre majeure de la littérature germanique nous donne à voir les grandes qualités de son auteur qui fait parcourir à son lecteur le chemin de la liberté, non sans nous présenter aussi une Vienne au crépuscule d’un temps auquel succédera l’Histoire, annonciatrice des mutations d’une société dont la nostalgie existe encore aujourd’hui.

S’il fallait rattacher cette œuvre à la littérature française, notre choix se porterait sur Du côté de chez Swann de Marcel Proust, dont les rencontres dans les salons et les thèmes abordés, de même que les caractéristiques du héros sont sensiblement les mêmes, un dandy qui veut trouver sa place au sein d’une société en mutation, dans laquelle les arts et les femmes sont les principaux sujets de distractions.

[1] Schnitzler, Arthur, Vienne au crépuscule, Paris, Stock, coll. « Bibliothèque cosmopolite », 2000, pages 88-89.

[2] Schnitzler, Arthur, Vienne au crépuscule, Paris, Stock, coll. « Bibliothèque cosmopolite », 2000, pages 19-20.

[3] Schnitzler, Arthur, Vienne au crépuscule, Paris, Stock, coll. « Bibliothèque cosmopolite », 2000, pages 385-386.

[4] Schnitzler, Arthur, Vienne au crépuscule, Paris, Stock, coll. « Bibliothèque cosmopolite », 2000, pages 474.

 

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